18

Un soleil d’un jaune sale filtrait peniblement a travers la brume qui recouvrait l’horizon en direction du levant, et les premieres lueurs de l’aube baignaient le paquebot dans un cocon dore. Gordon LeSeur sortit de l’Admirars Club et remonta la coursive tribord du pont 10. Quelques passagers attendaient devant les ascenseurs, auxquels il adressa un bonjour plein d’entrain. Ils lui repondirent mollement, le moral plombe par le mal de mer. Pour n’en avoir pas ressenti lui-meme les effets depuis plus de vingt ans, le premier officier eprouvait le plus grand mal a compatir a leur inconfort, d’autant que le mal de mer avait une facheuse tendance a mettre les passagers d’humeur maussade et que tous les records donnaient l’impression d’avoir ete battus ce matin-la.

L’espace d’un instant, il se laissa aller a regretter l’epoque ou il naviguait sous les couleurs de la Royal Navy. En depit de son naturel bienveillant, la vie a bord d’un paquebot de luxe commencait a lui peser, surtout en presence de passagers gates qui passaient leur temps a boire, manger, jouer et s’envoyer en l’air pour << en avoir pour leur argent >>, ainsi qu’ils l’exprimaient volontiers eux-memes. Sans parler de tous ces idiots d’Americains qui insistaient sur sa ressemblance avec Paul McCartney et voulaient savoir s’ils n’etaient pas apparentes. Apparentes ! LeSeur n’etait pas plus apparente a McCartney que la reine Elizabeth ne l’etait a ses chiens. Il regrettait presque de n’avoir pas fait carriere dans la marine marchande, comme son pere. A l’heure qu’il etait, il voguerait tranquillement sur un bon gros tanker sans le moindre passager en vue.

LeSeur sourit interieurement de sa mauvaise humeur. Pas question de se laisser aller a ce genre de pensee des les premieres heures de traversee.

Tout en poursuivant sa route vers l’arriere du bateau, il tira sa radio de son etui, la regla sur la frequence du bord et appuya sur le bouton.

— Vous m’avez bien dit la suite 1046 ?

— Oui, monsieur, repondit Kemper, son accent de Boston bien reconnaissable malgre les parasites. Un certain M, Evered. Gerald Evered.

— Tres bien, je vous remercie,

LeSeur rangea sa radio, s’arreta devant la porte de la suite 1046, s’eclaircit la gorge, s’assura une derniere fois que sa tenue etait en ordre et toqua.

La porte s’ouvrit presque aussitot et il decouvrit un homme proche de la cinquantaine dont il enregistra machinalement le portrait robot ; degarni, du ventre, un costume cher et des bottes de cow-boy. Il n’avait pas l’air d’avoir le mal de mer et paraissait inquiet, a defaut d’etre de mauvaise humeur.

— Monsieur Evered ? Premier officier LeSeur. Je crois que vous avez demande a nous voir.

— Entrez.

Evered s’effaca devant son visiteur et referma la porte derriere lui. LeSeur jeta un coup d’oeil a la cabine. Dans le placard ouvert s’alignaient des robes et des costumes. Des serviettes de toilette jonchaient le sol de la salle de bains, preuve que la femme de chambre n’etait pas encore passee, alors que le lit etait intact, comme si personne n’y avait dormi. Un chapeau de cow-boy etait pose sur l’un des oreillers.

— Ma femme a disparu, declara Evered avec un accent du Texas prononce.

— Depuis quand ?

— Elle n’est pas rentree hier soir. J’exige qu’on fouille le navire.

LeSeur prit son expression la plus comprehensive.

— Croyez bien que je suis desole, monsieur Evered. Nous allons faire tout notre possible. Puis-je vous poser quelques questions ?

Evered fit non de la tete.

— C’est vraiment pas le moment. J’ai deja attendu suffisamment longtemps comme ca. Vous allez organiser une battue tout de suite !

— Monsieur Evered, cela m’aiderait considerablement si vous me permettiez tout d’abord de reunir quelques informations. Asseyez-vous, je vous en prie.

Apres un instant d’hesitation, Evered se posa sur le bord du lit en tambourinant des doigts sur ses genoux.

LeSeur s’installa sur l’un des fauteuils et sortit de sa poche un petit carnet. Au cours de sa carriere, il avait eu l’occasion de verifier a maintes reprises que le simple fait de prendre des notes avait un effet rassurant sur les gens.

— Le nom de votre femme ?

— Charlene.

— Quand l’avez-vous vue pour la derniere fois ?

— Hier soir, vers 22 h 30, 23 heures au plus tard.

— Ou ?

— Ici, dans notre cabine.

— Est-elle ressortie ?

— Oui, repondit Evered d’une voix hesitante.

— Vous aurait-elle fait part de son intention d’aller voir les boutiques, ou bien de faire un tour au casino ?

Evered eut une nouvelle hesitation.

— C’est-a-dire… en fait, on s’est un peu disputes.

LeSeur hocha la tete. Nous y voila.

— Etait-ce la premiere fois, monsieur Evered ?

— La premiere fois que quoi ?

— Que votre femme sortait a la suite d’une dispute ?

Le Texan laissa echapper un rire amer.

— Bien sur que non. Comme dans tous les couples.

Ce n’etait pas le cas de celui de LeSeur, mais le premier officier prefera n’en rien dire.

— Est-ce la premiere fois qu’elle ne rentre pas de la nuit ?

— Oui. Elle finit toujours par rentrer a la maison, la queue entre les jambes. C’est bien pour ca que je vous ai fait venir, expliqua-t-il en s’essuyant le front avec son mouchoir. Mais assez perdu de temps comme ca, faites fouiller le bateau.

Il allait falloir convaincre le client que la fouille d’un bateau de la taille du Britannia etait impossible, et la manoeuvre impliquait un certain doigte. Quand bien meme LeSeur l’aurait voulu, jamais il n’aurait dispose du personnel necessaire a une fouille en regle. Les passagers le savent rarement, mais le personnel de securite d’un paquebot est extremement reduit.

— Excusez mon indiscretion, monsieur Evered, demanda-t-il avec tout le tact dont il etait capable, mais etiez-vous… en bons termes avec votre femme, en regle generale ?

— Qu’est-ce que ca vient foutre avec le fait que ma femme a disparu ? s’emporta le Texan en faisant mine de se lever.

— Comprenez-moi, monsieur Evered. Nous devons envisager toutes les eventualites. Il est tres possible qu’elle se soit refugiee dans un salon, le temps de calmer sa colere.

— C’est bien pour ca que je vous demande de faire fouiller ce bateau !

— Nous allons le faire, en commencant par la faire appeler sur les haut-parleurs du bord.

LeSeur imaginait bien comment les choses avaient pu se passer. Un couple qui ne s’entendait plus tres bien a l’approche de la cinquantaine et qui aurait decide de faire une croisiere pour ranimer la flamme. Si ca se trouve, la femme avait surpris son mari en train de sauter une fille quelconque au bureau, a moins qu’elle ne se soit elle-meme accorde un petit cinq a sept avec un voisin. Ils avaient cru pouvoir recoller les morceaux en passant une semaine de reve sur un transatlantique, mais la formule avait fait long feu et ils s’etaient disputes.

Evered fronca les sourcils.

— On s’est juste accroches un peu, rien de grave. Ca ne lui est jamais arrive de decoucher. Bon sang, qu’est-ce qu’il faut faire pour que vous demandiez a vos gens de…

— Monsieur Evered, l’interrompit LeSeur d’une voix conciliante. Si vous le permettez, j’aurais voulu vous dire quelque chose qui devrait vous rassurer.

— Me dire quoi ?

— Eh bien, cela fait des annees que je navigue sur des paquebots et ce genre d’incident arrive tres frequemment. On se dispute et l’un des deux s’en va en claquant la porte. Ce n’est pas comme si votre femme etait partie de chez vous, monsieur Evered. Nous sommes a bord du plus grand paquebot au monde, ne l’oubliez pas. Ce ne sont pas les distractions qui manquent sur le Britannia, il suffit qu’elle se soit rendue dans l’un de nos casinos. Ils restent ouverts toute la nuit. A moins qu’elle n’ait voulu se faire faire un soin dans un institut de beaute, ou encore faire du shopping. Il suffit qu’elle se soit arretee quelque part pour se reposer et qu’elle se soit endormie. Ce bateau compte plus d’une vingtaine de salons. Ou alors elle aura rencontre une connaissance. Une amie, ou peut-etre meme…

LeSeur eut le tact de ne pas achever sa pensee, mais l’allusion etait transparente.

— Ou peut-etre meme quoi ? Vous etes en train de me dire que ma femme a rencontre un autre homme, c’est ca ?

Evered se leva et toisa le premier officier du haut de sa cinquantaine outragee.

LeSeur se leva a son tour, un sourire desarmant aux levres.

— Ne vous fachez pas, monsieur Evered. Nous nous sommes mal compris. Je ne me serais jamais permis de suggerer une chose pareille. Je voulais simplement vous rassurer en vous disant que je me suis retrouve des centaines de fois dans des situations comparables et que les choses finissent invariablement par s’arranger. Votre femme a voulu s’amuser, rien de plus. Je vais faire passer une annonce par haut-parleur en lui demandant de prendre contact avec nous. Je peux vous assurer qu’elle ne tardera pas a rentrer. Puis-je meme vous donner un conseil ? Faites-vous monter un petit dejeuner pour deux, je suis pret a parier qu’elle sera la avant meme qu’on vous l’apporte. Et nous serons heureux de vous offrir une bouteille de Veuve Clicquot.

Evered, le souffle court, tentait desesperement de garder son calme.

— En attendant, pourrais-je vous emprunter une photo de votre femme ? Je pourrais facilement me procurer la photo d’elle prise au moment de l’embarquement, mais il est toujours preferable pour nous de disposer de plusieurs portraits. Je vais les faire circuler parmi le personnel de facon a ce qu’ils puissent l’identifier.

Evered se dirigea vers la salle de bains et LeSeur entendit un bruit de fermeture Eclair. Le temps de fouiller dans un sac et Evered etait de retour, une photo a la main.

— Vous n’avez aucune raison de vous inquieter, monsieur Evered. Le Britannia est certainement l’un des lieux les plus surs au monde.

Le Texan lui adressa un regard lourd de reproche.

— Je vous le souhaite.

LeSeur lui repondit par un sourire force.

— Faites-vous donc monter un petit dejeuner pour deux, comme je vous le suggerais. Je vous souhaite une bonne journee.

Sur ces paroles rassurantes, il quitta la suite. A peine la porte refermee derriere lui, il s’arreta afin d’examiner la photo. Contre toute attente, Mme Evered etait plutot belle fille. Pas de quoi se retourner sur elle dans la rue, mais pas de quoi faire la fine bouche non plus. Blonde, mince et pulpeuse a souhait dans un bikini, elle avait une bonne dizaine d’annees de moins que son mari. La chose ne faisait plus aucun doute aux yeux de LeSeur : elle etait partie furieuse et s’etait refugiee dans les bras du premier venu. Il secoua la tete. C’etait invariablement la meme chose, les paquebots avaient toujours le meme effet orgiaque sur les passagers. A peine le bateau sorti du port et ils se transformaient tous en sybarites. Si M. Evered avait eu un minimum de plomb dans la tete, il aurait mieux fait d’imiter l’exemple de sa femme. Ce n’etait pas les veuves joyeuses qui manquaient a bord…

LeSeur ricana entre ses dents et glissa le portrait dans sa poche. Il allait se faire un plaisir de le transmettre au PC securite. Apres tout, Kemper et ses gars avaient bien le droit de se rincer l’oeil.

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